« Alors, Madame, vous allez écrire quelque chose sur l’attentat ? », me demandait un de mes élèves de 3e au lendemain matin de l’attaque dans les locaux de Charlie Hebdo. –« Oui…, mais pour l’instant, c’est trop tôt, je n’y arrive pas ». – « Et votre mari, il va faire un dessin ? » – « Oui, mais pareil, il lui faut un peu de temps pour digérer… ».
Du temps pour digérer un attentat, ou, plutôt une exécution sommaire visant en particulier des dessinateurs, des caricaturistes et journalistes – des personnes et des figures emblématiques – qui nous ont inspirés aussi bien dans nos choix de professions que dans nos désirs d’indépendance. Des hommes qui ont tout fait pour que leur vie leur ressemble : refuser le dictat publicitaire (Charlie Hebdo comme Le Canard enchaîné est l’un des rares médias français sans pubs), s’indigner en permanence contre toutes les formes d’extrémisme et se faisant un plaisir de pisser sur les dogmes, sûrement dans le but de montrer leur dégoût profond des structures asservissantes. Car, oui, les caricaturistes Charb, Cabu, Wolinski et Tignous, c’étaient des hommes libres.
Une liberté d’expression aiguisée au crayon. Avec un stiff bien gras, ils aimaient dessiner des paires de seins, des culs, des bites, comme des ados qui ne se lassaient pas de choquer les bigotes et d’épingler les bien-pensants. En observant l’une des fameuses Une de l’hebdo, l’interrogation d’une élève, cette semaine, m’a fait sourire, “Celle-ci, Madame, je ne la comprends pas bien : il y a un homme qui tient de l’huile dans une main et du feu dans l’autre et c’est écrit L’invention de l’humour… pourquoi ? » – « En, fait, c’est pour reprendre l’expression connue Mettre de l’huile sur le feu. C’est une image. Si tu mets effectivement de l’huile sur le feu, ça va l’attiser et ça risque même de créer une explosion. Et bien, tu vois Charlie Hebdo, et les caricaturistes en général, c’est comme ça qu’ils travaillent : lorsqu’il y a quelque chose qui dérange, ils vont le titiller…juste pour faire rire. ».
Mais faire rire, c’est difficile et il n’est pas plus évident de rire de tout. D’ailleurs, tous les dessins de Charlie ne m’ont pas toujours fait rire. Tandis que je me marrais devant certains, d’autres seulement m’esquissaient un sourire et puis quelques uns me donnaient envie de tourner la page, parce qu’ils me dérangeaient un peu… mais aucun des dessins de Charlie ne m’a jamais donné envie de gerber, car le journal avait conclu un pacte avec ses lecteurs : celui d’être un journal irresponsable.
En 2012, suite à des accusations concernant des caricatures de Mahomet publiées dans l’hebdo, le journal satirique Charlie Hebdo sort deux versions de son journal : une version « classique » irresponsable et une version responsable (sans texte, ni dessin) – une manière de dire on ne peut pas être ce qu’on n’est pas.
Un journal irresponsable, rangé dans la case des journaux satiriques : de ces journaux qui dès la Une imposent un style, une typographie qui se refuse d’être sérieuse et qui de ce fait préparent leurs lecteurs au second degré. Un titre et un sous-titre qui annonce : ici, on ne va pas faire dans la dentelle…
…mais plutôt dans le crochet, car les tricoteurs de Charlie sont des caricaturistes à la grosse laine, des amuseurs de penser qui jouent avec les événements, les stéréotypes, avec tout ce qu’ils peuvent, sans faire attention aux fautes de goût et à la couleur de leur laine : du coup, ça peut arriver qu’un pull jaune-bleu-vert-marron sorte de leur imagination. Il faut dire qu’à Charlie la tolérance est si grande que tout le monde doit en prendre pour son compte.
Alors, quand un journal antiraciste se fait accuser d’islamophobie, parce qu’il est simplement anticonformiste et peut être un peu anarchiste, il y a incompréhension.
Incompréhensions et amalgames qui s’opèrent dans tous les sens : mercredi 7 janvier, deux fanatiques ont ouvert le feu dans les locaux de Charlie Hebdo. Voici, un fait qui se doit d’être précis. On trouve trop souvent des raccourcis dans les journaux responsables, ces médias qui ont fait, eux, un pacte avec leurs lecteurs d’être le plus sérieux possibles, de nous dire la Vérité et de nous ouvrir l’esprit – ceux-là même ne doivent pas céder à l’inexactitude des mots, parler de « jihadistes », de « musulmans », lorsque l’on n’est face à des extrémistes dont on ne connaît encore rien, est une faute professionnelle qui alimente les discussions de comptoirs et menace de venir enrichir les bancs du FN.
C’est également pour éviter l’écriture automatique d’un texte écrit à chaud, que j’ai préféré attendre.
En tant que journalistes, écrivains, dessinateurs, enseignants, bloggeurs, notre responsabilité face aux personnes vers qui nous communiquons est grande : elle nous demande d’être le plus précis possible, tout en refusant l’autocensure. Elle nous impose une chose : afficher nos intentions et respecter un style.
Oui, je vais continuer à écrire de petits textes d’humeur, à partager des opinions, et à travailler sur des articles plus sérieux, car je n’arrive pas à me taire. Oui, je vais continuer à faire de la bande dessinée, car j’aime raconter des histoires. Et Oui, je vais rire de tout ! « Madame, c’est drôle, sur cette photo, Cabu on dirait un enfant. Regardez son sourire et ses yeux, ça pétille ! ».